accueil > "J’essaye dans Live de soulager le spectateur de son rôle préétabli"
Comment est né le désir de créer Live, spectacle à la forme si singulière ?
Je fais de la musique depuis longtemps. Des amis m’avaient invitée à faire un concert dans un festival et j’ai ressenti alors une insatisfaction dans la forme que je proposais à cause de l’absence de réelle dramaturgie. Je n’avais pensé qu’à l’ordre des chansons et il me manquait quelque chose en tant que comédienne et metteuse en scène. J’ai eu donc envie de proposer un concert en réfléchissant au dispositif même d’une telle pratique artistique, à ses comportements stéréotypés, à ses codes. Ce désir s’est inscrit très vite dans la lignée de mes autres projets artistiques dans lesquels j’engage toujours un jeu avec la grammaire d’un objet. Par exemple, dans Les Récréations philosophiques, je propose un premier volet sur les jeux de langage de la philosophie, sur ses normes en tant que pratique ; dans le deuxième volet, je travaille aux discours produits sur l’histoire de l’art, sur la peinture. C’est le même principe avec Live : je repère les signes d’un univers, là le concert pop (centré autour d’une vedette) et je joue avec. Pour cela je suis allée voir plein de concerts à Bercy, j’ai pris des notes pour disséquer les conventions de ce type d’événement. Ensuite, je réutilise ces signes sans en faire uniquement de la parodie même si elle est présente évidemment… L’idée c’est de trouver un espace de créativité dans le formatage des codes et de recomposer ces règles.
Votre présence est centrale dans Live puisque vous êtes à la fois chanteuse, musicienne, comédienne. Mais j’ai l’impression qu’elle est aussi importante que celle du public…
Dans Live, je veux réfléchir à la présence, c’est ce qui m’intéresse en tant qu’artiste. Je ne suis pas là pour critiquer et dénoncer les pops stars ou pour me moquer du divertissement pur et populaire. Pas du tout ! Je mène une réflexion sur ce qu’est être présent sur un plateau. Dans ces concerts gigantesques, je suis généralement mal à l’aise face au cahier des charges du spectateur : il doit crier, il doit attendre, il doit applaudir, il doit danser… Tout semble écrit. C’est pour ça que j’essaye dans Live de soulager le spectateur de ce rôle préétabli. Par exemple, en ouverture, je lance une bande son avec les cris d’un public déchaîné. C’est une manière de dire : « vous n’avez pas de responsabilité, vous n’êtes pas obligé d’interagir avec moi pour me faire plaisir ou par gêne ». Ainsi, je laisse le spectateur réfléchir à ce qu’il veut réellement faire et donc à sa position, au contrat passé avec la scène. C’est ce que Brecht appelle « la position du fumeur » : permettre au public une forme de distanciation.
En assistant à tous ces concerts, je me suis aussi formulée une idée. La pop star est une surface de projections. Parmi toutes ces figures projetées, il y a celle de la mère ou du père, de la figure nourricière. Je repense au concert d’Orelsan, à Bercy : il a congédié brutalement le public à la fin, les lumières se sont éteintes et pendant dix minutes, les gens attendaient. Pour moi, ils rejouaient la scène du traumatisme du coucher, certes dans une ambiance ludique, mais ils se mettaient à crier, à hurler – à multiplier les stratégies – comme un bébé en détresse de voir sa mère le laisser et qui cherche à la faire revenir. Ça m’a passionnée d’observer cette relation et de m’en inspirer pour l’écriture de Live.
Comment avez-vous pensé la dramaturgie du spectacle ?
Je suis l’autrice des chansons comme de tous les textes entre les parties chantées. C’est un spectacle que j’ai écrit vraiment seule, à la table, mais tout en me mettant en jeu. J’étais dans un entre deux avec l’écriture de plateau. Cette solitude m’a permis de faire des associations d’idées très librement. A cette étape du travail, j’essaie de tout déverrouiller. Je suis très vigilante : si je ne me fais pas rire moi-même, j’oublie ma proposition ! Dans un deuxième temps, j’enlève. Je retire. Je cherche la dramaturgie à partir de toute la matière accumulée. Enfin, il y a l’étape du jeu, quand je rencontre le public. Là, l’écriture bouge encore en fonction des salles, des inventions du soir. Sinon, chaque chanson a des références, des sources d’inspiration différentes. Je pense par exemple à la Berceuse sceptique au milieu de Live. Elle m’est venue en repensant à Ludwig Wittgenstein. J’avais fait un premier solo sur lui autour de son idée forte : le doute absolu est impossible car on ne peut douter que là où il y a de la certitude. J’ai donc eu envie d’éprouver empiriquement cette idée philosophique dans cette berceuse qui n’a pas pour but de rassurer mais d’inquiéter, de faire vaciller.
Diriez-vous que Live est aussi un one woman show ?
C’est vrai que je suis seule en scène avec une relation au public très forte, dans un registre plutôt comique, donc oui, il y a quelque chose de cet ordre. Mais ce qui me gêne avec le stand-up, c’est que l’humour n’est souvent fondé que sur la reconnaissance, on ne rit que parce qu’on reconnaît quelque chose. J’aime les humoristes plus « méta », qui interrogent et inquiètent la valeur même du rire, je pense à Desproges notamment. Si Live est un spectacle comique, je préfèrerais le définir comme un « gag poétique », comme les artistes Fluxus définissaient leurs œuvres. J’essaie toujours de concevoir mes spectacles comme des jeux et j’ai envie que tout le monde ait intérêt à y participer. Mais cela ne veut pas dire que c’est forcément interactif. Et comme dans un jeu, il y a un principe (et non pas un concept), c’est concret pas abstrait. Je m’amuse aussi dans Live à montrer tout ce que le spectateur ne voit pas (le trac ou la honte par exemple) et j’aime bien dire qu’il y a quelque chose d’obscène là-dedans.
Quelle place prend la scénographie de Live ?
Les concerts pop sont évidemment spectaculaires, je pense par exemple aux débuts, quand les fans attendent l’entrée en scène de la pop star. Il y a toujours des moyens époustouflants mis en œuvre : de la lumière, des vidéo 3D, des feux d’artifice… Vous avez déjà vu arriver Katy Perry sur son étoile filante ? Je me suis donc interrogée sur la manière de mettre en scène cette soif de présence avec des moyens pauvres, minimalistes, en me concentrant sur la théâtralité plutôt que sur le spectaculaire. Dans Live, le début joue là-dessus, sur une citation et une transformation du dispositif lumineux des concerts pop. Cette scénographie a été créée pour un petit espace mais j’ai envie de la faire évoluer, de tester d’autres choses. Par exemple, jouer Live dans une vraie salle de concert avec un public debout pourrait être amusant… mais dangereux aussi ! Ou m’emparer d’un grand plateau pour créer de nouveaux effets. C’est vraiment une pièce qui peut évoluer et s’essayer dans plusieurs versions.